LA VIEILLE (les pensées)

Je marchais le long de la perspective Nevski, plongé dans mes pensées. Je me débarrasse de cette veille, et j'irai me poster des journées entières près de la boulangerie jusqu'à ce que je rencontre la gentille petite dame. Justement je dois lui rembourser 48 kopecks pour le pain. J'ai là un excellent prétexte. La vodka commençait à me faire de l'effet et il me semblait que tout s'arrangeait simplement pour le mieux. Près de la porte de mon appartement, je me suis arrêté. Peut-être je pourrais aller à la boulangerie et attendre là la gentille petite dame ? Je pourrais la supplier de me prendre chez elle pour deux ou trois nuits. Mais là je me rappelle qu'elle a déjà acheté le pain, ce qui veut dire qu'elle ne retournera pas à la boulangerie. Et puis, de toute façon ça ne donnera rien. J'ai ouvert la porte et passé dans le corridor. " Soudain " je me mets à penser " la vieille a disparu ". Je rentre dans la chambre, et plus de vieille. Mon dieu ! Est-il possible qu'il n'y ait pas de miracle ?! Je tourne la clé dans la serrure et ouvre lentement la porte. Peut-être n'est-ce qu'une impression mais je reçois au visage une odeur écœurante d'un commencement de décomposition. Je jette un coup d'œil par l'ouverture de la porte, et reste figé sur place. La vieille à quatre pattes lentement vient à ma rencontre. Je ferme la porte en poussant un cri, tourne la clé et me plaque contre le mur opposé. Il ne faut pas rester comme ça. Il ne faut pas rester comme ça - me répétais-je intérieurement. Me ruer dans la chambre et fracasser le crâne de cette vieille. Voilà ce qu'il faut faire ! J'ai cherché des yeux et repéré bien content le maillet de croquet qui était resté là, on ne sait pourquoi, depuis des années. Saisir le maillet, me ruer dans la chambre, et vlan !

- "Les gisants", m'expliquaient mes propres pensées - "les gisants sont un peuple inconséquent. On ne devrait pas dire gisants mais agissants. Il faut les surveiller et les surveiller. Demandez à n'importe quel gardien à la morgue. Vous pensez, pourquoi l'a t-on mis ici ? Seulement pour une chose : surveiller que les gisants ne se dispersent pas. On raconte à ce propos des histoires amusantes. Un gisant, alors que le gardien se lavait aux bains, est sorti en rampant de la morgue, est passé dans la salle de désinfection où il a mangé un tas de linge. Les gardiens ont été sévèrement sanctionnés, mais ils ont ensuite corrigé le cadavre. Un autre gisant, s'était glissé dans une chambre d'une femme en couche, du coup elle a avorté et il a dévoré le foetus"…

 

- "Stop !" ai-je dit à mes propres pensées. "Vous dites des bêtises. Les gisants ne bougent pas."

- "Bien" - m'ont dit mes propres pensées - "rentre alors dans ta chambre, où il se trouve, comme tu le dis, une gisante qui ne bougent pas."

- "Eh bien j'y vais !" ai-je dit d'un ton décidé à mes propres pensées.

- "Essaie !" m'ont dit d'un ton railleur mes propres pensées.

Cette raillerie a achevé de me mettre en rage. J'ai saisi le maillet de croquet et je me suis élancé vers la porte.

- "Attention !" m'ont crié mes propres pensées.

Mais j'avais déjà tourné la clé et ouvert tout grand la porte. La vieille était étendue sur le seuil, la tête tournée contre le sol. Avec mon maillet de croquet je me tenais prêt. La vieille ne bougeait pas. Ma frayeur était passé et mes pensées coulaient claires et précises. J'en étais le maître.

- "Avant tout fermer la porte !" - me suis-je commandé à moi-même. J'ai retiré la clé du côté du corridor et je l'ai introduite de l'intérieur. J'ai faisait cela de la main gauche, et avec la droite je tenais le maillet de croquet et durant tout ce temps je ne quittais pas des yeux la vieille. J'ai fermé la porte à clé, puis après avoir enjambé en faisant attention la vieille, j'ai gagné le centre de la pièce.

- "Maintenant, toi et moi, on va s'expliquer." ai-je dit. J'avais conçu un plan, comme en conçoivent habituellement les tueurs dans les romans policiers et dans les faits divers. Je voulais tout simplement dissimuler la vieille dans une valise, la porter hors de la ville, et la jeter dans un marais. Je connaissais un endroit. La valise était sous le divan. Je l'ai tirée de là et je l'ai ouverte.

Daniil Hams (traduction, adaptation: O. Schneider)

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